Réforme du système des marques et ses conséquences pratiques
12 février 2020Le 10 décembre dernier était publié au Journal Officiel le décret n°2019-1316 du 9 décembre 2019. Il marque l’entrée en vigueur de l’ordonnance 2019-1169 du 13 novembre 2019, prise à la suite de la loi Pacte et transposant la directive (UE) 2015-2436 en matière de marques. Ces textes induisent des évolutions substantielles dans le système des marques nationales, que ce soit sur les conditions de fond de la protection ou sur les procédures administratives et judiciaires.
Cette newsletter est l’occasion de faire un point sur les principaux changements apportés par la réforme qui sont, pour l’essentiel, applicables depuis le 11 décembre 20191. Cette première partie passe en revue les modifications apportés sur le fond du droit des marques. La seconde partie, consacrée à la réforme des procédures, sera très prochainement diffusée dans notre 16èmenewsletter.
CHANGEMENTS APPORTÉS AUX CONDITIONS DE FOND DE LA PROTECTION
FIN DE L’EXIGENCE DE REPRÉSENTATION GRAPHIQUE DE LA MARQUE – Alors que toute marque devait jusqu’à présent être déposée sous la forme d’une représentation graphique (éléments verbaux ou numériques, dessins en 2D ou 3D…), elle devra désormais simplement « permettre à toute personne de déterminer précisément et clairement l’objet de la protection ». Cette mesure permettra de protéger plus facilement les marques sonores (jusqu’alors tenues à une représentation sous forme de portée musicale ou de sonogramme), ou encore les marques vidéo ou multimédia, telles que jingle ou logo mouvant. Le dépôt sera effectué via la fourniture d’un fichier électronique dont les formats acceptables – JPEG, MP3, MP4, ont fait l’objet en amont d’une déclaration commune du réseau des offices des Etats membres de l’Union Européenne.
>> Reste à savoir dans quelle mesure ces marques trouveront leur public ; l’EUIPO, devant lequel de tels dépôts sont possibles depuis le 1er octobre 2017, n’a enregistré à ce jour que 24 marques multimédia, 38 marques de mouvement, et 41 marques sonores. L’examen de ces marques « nouvelle génération », ne semble pas poser de difficulté particulière devant l’office européen ; le principal motif de rejet retenu à leur encontre est le défaut de caractère distinctif, lorsque le signe n’est pas susceptible d’être perçu par le consommateur comme identifiant une origine précise.
MODIFICATIONS DES MOTIFS ABSOLUS DE REFUS – La précédente directive avait fait l’objet d’une transposition partielle et, parfois, imparfaite dans le Droit français, générant des incertitudes jurisprudentielles durant de nombreuses années. Cette fois-ci, la rédaction de l’article L.711-2, qui énumère les motifs absolus de refus ou d’invalidité de marques est sensiblement alignée sur celle du texte européen. Ce changement n’est pas seulement terminologique, il sera susceptible d’influer sur l’examen des demandes de marques par l’INPI.
Deux évolutions sont à relever en particulier :
Est susceptible de refus ou nullité le “signe constitué exclusivement par la forme ou une autre caractéristique du produit et imposé par la nature même de ce produit, nécessaire à l’obtention du résultat technique ou qui confère à ce produit sa valeur substantielle”.
>>L’alternative “ou une autre caractéristique” a été ajoutée probablement pour s’appliquer au bruit ou au mouvement du produit ou service visé.
D’autre part, le dépôt d’une marque effectué de mauvaise foi devient également un motif absolu de refus.
>> Il avait déjà cours vis-à-vis de la marque de l’Union Européenne, en revanche, dans le système français, il était seulement possible de solliciter l’annulation d’une marque déposée de manière frauduleuse, ce qui supposait d’apporter la preuve d’une volonté de nuire du déposant. Cette démonstration ne sera plus nécessaire à l’avenir, ce qui devrait faciliter la sanction du dépôt de marque effectué de manière déloyale, notamment après l’échec de négociations ou la fin d’une collaboration entre les parties, ou lorsque le titulaire n’avait pas l’intention de l’exploiter mais uniquement d’empêcher l’entrée de concurrents sur le marché ; sur cette dernière question du lien entre intention d’exploitation et mauvaise-foi, la Cour de Justice de l’Union Européenne devrait rendre dans les semaines qui viennent une décision préjudicielle attendue, dans l’affaire C-371/18 Sky.
ÉLARGISSEMENT DES MOTIFS RELATIFS DE REFUS – L’article 711-3, qui énumère une liste non exhaustive des motifs de refus ou d’invalidité d’une marque en cas d’atteinte à des droits antérieurs, s’enrichit également de nouveaux motifs.
Parmi eux, on trouve l’atteinte à une marque jouissant d’une renommée lorsque la marque postérieure, sans juste motif, tirerait indûment profit de son caractère distinctif ou de sa renommée, ou leur porterait préjudice.
>>Ce grief ne pouvait être invoqué jusqu’à présent que dans le cadre d’une action en responsabilité civile. Cette modification permettra au titulaire d’une marque ayant acquis une renommée d’agir en contrefaçon ou en nullité devant l’INPI, notamment lorsqu’une marque, même exploitée pour des produits et services différents, se place dans son sillage et profite de sa notoriété.
Sera également sanctionné, comme dans le système de la marque de l’Union Européenne, le dépôt effectué en France, par l’agent ou le représentant du titulaire d’une marque protégée dans un Etat partie à la convention de Paris, en son propre nom et sans l’autorisation du titulaire, à moins que cet agent ou représentant ne justifie sa démarche. Dans ce dernier cas, le titulaire aura aussi la possibilité, offerte par l’article L.712-6-1, de s’opposer à l’usage de cette marque ou d’en demander la cession à son profit.
Enfin, d’autres droits antérieurs qui étaient déjà reconnus par la jurisprudence sont à présent consacrés dans la loi, tels que le nom d’une entité publique, ou encore le nom de domaine, dont le texte précise qu’il doit être de portée “pas seulement locale”.
>> Cette dernière précision laisse présager quelques développements jurisprudentiels quant à la preuve de la portée « pas seulement locale » d’un nom de domaine. Cette notion n’est pas nouvelle puisqu’elle s’appliquait déjà traditionnellement aux enseignes et noms commerciaux, lesquels ne pouvaient fonder une action en responsabilité civile en usurpation que si leur titulaire prouvait qu’ils étaient exploités dans un cadre dépassant le simple contexte local. La Cour de justice a défini un certain nombre de critères d’appréciation de la « portée plus que locale », tenant à la durée et à l’intensité de l’utilisation du signe, à destination tant des consommateurs que des fournisseurs. La portée régionale d’un usage ne suffit généralement pas à satisfaire cette condition.
En France, dans une affaire en 2006 (défendue par le Cabinet), le TGI de Paris a jugé qu’un nom commercial et une enseigne ADIM SUD faisaient obstacle à une marque postérieure ADIM en raison de « nombreux documents publicitaires, contrats et courriers commerciaux qui établissent que son nom commercial et son enseigne sont connus depuis cette date sur l’ensemble du territoire »
POINT DE DEPART DU DELAI DE DÉCHÉANCE POUR NON USAGE – Les textes apportent des précisions sur le point de départ de la période de 5 ans de non-usage à prendre en compte pour apprécier au vu des preuves d’usage rapportées si une marque encourt la déchéance. Ainsi, l’article L714-5 précise que ce point de départ est fixé « au plus tôt à la date de l’enregistrement ».
Lorsque les preuves d’usage sont sollicitées à l’occasion d’une opposition, l’article L.712-5-1 prévoit que l’usage de la marque antérieure doit être prouvé dans les cinq ans précédant le dépôt (ou la date de priorité) de la demande d’enregistrement postérieure ; Dans le cadre d’une demande directe en déchéance formée devant l’INPI ou le juge, l’article R.716-6 dispose quant à lui que le délai de cinq ans est celui précédant la demande en déchéance.
Enfin, lorsque le non-usage sera invoqué comme moyen de défense à une action en nullité contre une marque postérieure, le nouvel article L.716-2-3 prévoit que le titulaire de la marque antérieure devra, à peine d’irrecevabilité, non seulement démontrer :
– L’usage sérieux de sa marque au cours des 5 années précédant la date de la demande en nullité.
– Mais également, un usage sérieux au cours des 5 années précédant le dépôt de la marque postérieure, lorsque sa marque a été enregistrée plus de 5 ans avant le dépôt de cette marque postérieure.
>> Ce dernier mécanisme apparaît particulièrement strict, puisqu’il revient dans les faits à « cumuler » les périodes pendant lesquelles le titulaire devra être en mesure de démontrer l’usage de sa marque. Il est toutefois à mettre en perspective avec l’imprescriptibilité de l’action en nullité de marque, qui est désormais de règle (voir partie II dans notre prochaine newsletter).
DROITS CONFÉRÉS PAR LA MARQUE – La réforme n’apporte que peu de changements sur le plan de droits conférés par la marque. Toutefois, le nouvel l’article L.713-3-2 instaure une interdiction du transit, sur le territoire national, des marchandises contrefaisantes provenant de et à destination d’un pays tiers.
Cette disposition met fin à une jurisprudence controversée de la Cour de Justice de l’Union Européenne (Affaires C-446/09 et C-495/09, 1er décembre 2011, Koninklijke Philips Electronics NV) laquelle considérait que les marchandises en transit provenant d’un État tiers et constituant l’imitation d’un produit protégé par une marque dans l’Union européenne ne pouvaient faire l’objet d’une saisie douanière sauf s’il était prouvé qu’elles étaient en réalité destinées à une mise en vente dans l’Union européenne, preuve dans les faits quasi-impossible. A noter, une disposition équivalente récemment entrée en vigueur pour les marques de l’Union Européenne a permis le rétablissement des contrôles douaniers sur les marchandises en transit externe soupçonnées de constituer des contrefaçons qui avaient été suspendus suite à cette jurisprudence « Philips ».
*******
La mise en pratique de cette réforme sera à suivre de près, de même que celle de ses aspects procéduraux que nous vous présenterons prochainement (Partie II).
Les brevets ne sont pas en reste puisque la loi Pacte annonce de profonds bouleversements dans le régime de délivrance du brevet français ; tandis qu’un premier décret d’application de cette loi a été publié au Journal Officiel le 10 janvier 2020, sur l’allongement de la durée des certificats d’utilité et l’instauration de la demande de brevet provisoire, une ordonnance et un décret créant une procédure d’opposition sont attendus au plus tard pour le 22 février 2020. L’ensemble des changements introduits par ces textes fera également l’objet de nos commentaires dans une newsletter ultérieure.
1 A noter, ces mêmes textes confient également à l’INPI la compétence nouvelle de prononcer la nullité et la déchéance des marques dans le cadre d’une procédure administrative, qui se substituera à celle du juge dans un certain nombre de cas. Cette nouvelle tâche s’accompagne d’importantes mutations dans le régime des recours contre les décisions du Directeur Général de l’INPI. Ces changements, dont l’entrée en vigueur est fixée au 1er avril 2020, se verront consacrer dans une prochaine newsletter.
N’hésitez pas à contacter pour toute information complémentaire les soussignées :
Delphine RUDLOFF
Associée
Avocat à la Cour
Directrice du Département Marques & Modèles
Mathilde JUNAGADE
Juriste senior
Ancien membre de la Direction juridique de l’INPI